Prodigue

 

L’avion atterrit à Syracuse-Hancock à 19 heures. J’essayai d’appeler Jeremy mais n’obtins que le répondeur. Une fois de plus. J’étais désormais plus agacée qu’inquiète. À mesure que la distance s’amoindrissait, mes souvenirs se précisaient et je me remémorais la vie à Stonehaven, refuge campagnard de Jeremy. Je me rappelai en particulier les habitudes téléphoniques des résidents, ou plutôt l’absence d’icelles. Deux personnes habitaient Stonehaven, Jeremy et Clayton, son fils adoptif doublé d’un garde du corps. Cette maison à cinq chambres possédait deux téléphones. Celui de la chambre de Clay était raccordé au répondeur, mais le téléphone lui-même ne sonnait plus depuis le jour, quatre ans plus tôt, où Clay l’avait jeté à travers la pièce parce qu’il avait osé déranger son sommeil deux nuits de suite. Il y en avait un autre dans le bureau, mais, si Clay avait besoin de la ligne pour son ordinateur portable, il omettait souvent de rebrancher le téléphone, parfois plusieurs jours d’affilée. Même s’il y avait, par le plus grand des hasards, un appareil en état de marche dans la maison, il pouvait arriver aux deux hommes d’être assis à moins de deux mètres sans prendre la peine de décrocher. Et Philip qui critiquait mes habitudes téléphoniques…

Plus j’y pensais, plus j’étais furieuse et résolue à ne pas quitter l’aéroport avant qu’on réponde à mes putain de coups de fil. Puisque c’étaient eux qui m’appelaient, c’était à eux de venir me chercher. Du moins, je me justifiais ainsi. En réalité, je répugnais à quitter l’agitation de l’aéroport. Oui, ça peut paraître insensé. La plupart des gens estiment qu’un voyage en avion est une réussite quand ils ont passé le moins de temps possible dans l’aéroport. En temps ordinaire, moi aussi, mais tandis que j’absorbais les images et odeurs du terminal presque vide, je me délectais de ce qu’elles avaient d’humain. Ici, dans l’aéroport, j’étais un visage anonyme parmi la foule. Je trouvais un certain réconfort dans ce sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand sans en être le centre. Tout changerait dès l’instant où je sortirais d’ici pour rejoindre Stonehaven.

Deux heures plus tard, je décidai que je ne pouvais plus attendre davantage. Je passai mon dernier appel à Stonehaven et laissai un message. En deux mots. « J’arrive. » Ce serait suffisant.

Rejoindre Stonehaven n’avait rien d’évident. La maison se situait dans un coin isolé du nord de l’État de New York, près d’une petite ville baptisée Bear Valley. Lorsque mon taxi quitta l’aéroport, il faisait déjà nuit. Syracuse luisait quelque part au sud, mais le taxi prit la direction du nord dès qu’il atteignit l’autoroute 81. Les lumières de North Syracuse apparurent sur ma gauche, s’estompèrent bientôt, puis s’évanouirent dans la nuit. Vingt kilomètres plus loin, le chauffeur quitta l’autoroute et les ténèbres se firent absolues. Dans le calme de la nuit campagnarde, je me détendis. Les loups-garous n’étaient pas faits pour la vie urbaine. En ville, il n’y avait nulle part où courir, et la densité de la foule fournissait davantage de tentations que d’anonymat. Je me dis parfois que j’ai choisi de vivre au centre de Toronto au seul motif que c’est contraire à ma nature, un instinct de plus à combattre.

Je regardais par la vitre et marquais le passage du temps à l’aide du défilement des bornes. Chaque fois qu’on en dépassait une, mon ventre se nouait davantage. C’était l’appréhension, me répétais-je. Pas l’anticipation. Même si j’avais passé près de dix ans à Stonehaven, je ne considérais pas cet endroit comme mon foyer. Ce concept me posait un problème, construction mentale éthérée bâtie davantage à partir de rêves et d’histoires que d’expérience réelle. Bien entendu, j’avais eu un foyer, autrefois, un bon foyer ainsi qu’une bonne famille, mais ça n’avait pas duré assez pour me laisser plus qu’un souvenir fugitif.

Mes parents étaient morts quand j’avais cinq ans. Nous revenions de la fête foraine par une petite route de campagne car ma mère voulait me montrer un minuscule bébé poney qu’elle avait aperçu dans une ferme. J’entendis rire mon père, qui demanda à ma mère comment je pouvais espérer distinguer quoi que ce soit dans un champ à minuit. Je le revois se tourner pour regarder derrière lui et me sourire tandis qu’il taquinait ma mère auprès de moi. Je ne me rappelle pas ce qui se produisit ensuite. Ni crissement de pneus, ni hurlements, ni dérapage incontrôlé. Rien que le noir.

J’ignore comment je me retrouvai sur le bas-côté. J’avais ma ceinture de sécurité, mais sans doute étais-je sortie après l’accident. Je me revois simplement assise dans le gravier près du corps ensanglanté de mon père, en train de le secouer, de lui parler, de le supplier de me répondre sans comprendre pourquoi il n’en faisait rien, sachant simplement qu’il me répondait toujours, qu’il ne m’ignorait jamais, mais il ne faisait plus que me regarder fixement, yeux écarquillés, sans jamais ciller. Je me rappelle m’être entendue commencer à geindre, petite fille de cinq ans accroupie en bord de route, regardant mon père droit dans les yeux, geignant parce qu’il faisait noir, que personne ne venait à mon aide, que ma mère se trouvait toujours dans la voiture accidentée, immobile, et que mon père était étendu ici dans la terre, sans me répondre, ni me serrer dans ses bras, ni me réconforter, ni aider ma mère à sortir de la voiture, et parce qu’il y avait du sang, tout ce sang, et du verre brisé partout, qu’il faisait si noir, si froid, et que personne ne nous venait en aide.

S’il existait d’autres membres de la famille, je n’en eus jamais de nouvelles. Après la mort de mes parents, seule la meilleure amie de ma mère voulut me recueillir, ce qu’on lui refusa au motif qu’elle n’était pas mariée. Je ne passai que deux ou trois semaines à l’orphelinat avant d’être embarquée par le premier couple qui me vit. Je me les rappelle encore en train de s’agenouiller devant moi, de s’extasier sur ma jolie frimousse. Si petite, si parfaite avec mes cheveux d’un blond très clair et mes yeux bleus. Ils me qualifièrent de poupée de porcelaine. Ils rentrèrent chez eux avec leur poupée pour commencer leur vie parfaite. Mais ça ne se passa pas tout à fait comme ils l’espéraient. Leur jolie poupée restait assise dans un fauteuil toute la journée sans jamais ouvrir la bouche, puis, la nuit – toutes les nuits – elle hurlait jusqu’à l’aube. Au bout de trois semaines, ils me ramenèrent à l’orphelinat. Je passai donc de famille adoptive en famille adoptive, toujours choisie par celles qui étaient totalement charmées par mon visage, et totalement incapables de composer avec les cicatrices de ma psyché.

À l’approche de l’adolescence, les couples qui me recueillaient changèrent. Ce n’était plus la femme qui me choisissait mais le mari, attiré par ma beauté enfantine et ma peur. Je devins la proie favorite des prédateurs mâles qui cherchaient un type d’enfant bien particulier.

Ironiquement, ce fut grâce à ces monstres que je retrouvai ma force. En grandissant, je commençai à les voir tels qu’ils étaient vraiment, non comme des croque-mitaines tout-puissants qui se glissaient la nuit dans ma chambre, mais comme de faibles créatures terrorisées à l’idée d’être rejetées ou découvertes. Avec cette révélation, la peur s’éclipsa. Ils pouvaient me toucher, mais pas m’atteindre, moi, le moi qui se trouvait au-delà de mon corps. La rage disparut en même temps que la peur. Je les méprisais, ainsi que leurs épouses faibles et aveugles, mais ils ne méritaient pas ma colère. Je m’interdisais d’être furieuse contre eux, de gâcher un temps et des efforts que je pouvais mieux dépenser ailleurs. Si je voulais échapper à cette vie, je devais le faire moi-même. Ce qui ne signifiait pas m’enfuir. Mais rester et survivre. Travailler d’arrache-pied afin de faire partie des meilleurs, même si je passais rarement une année entière sans changer d’école. Ma réussite scolaire me permettrait d’être acceptée dans les universités, puis d’obtenir un diplôme, puis une carrière, puis le genre de vie que mes assistantes sociales et mes familles adoptives estimaient hors de ma portée. Je découvris à la même époque une autre source de puissance – celle de mon propre corps. Je devenais plus grande, plus élancée. Un professeur m’inscrivit en athlétisme en espérant que ça m’aiderait à me rapprocher des autres enfants. Au lieu de quoi j’appris à courir et découvris l’extase absolue, le plaisir sans pareil de l’effort physique, prenant conscience pour la première fois de ma force et de ma vitesse. Avant la fin de mes années de lycée, je faisais chaque jour des haltères et de la musculation. Mon père adoptif d’alors ne me touchait pas. Je n’avais plus le profil de victime.

— C’est ici, mademoiselle ? demanda le chauffeur.

Je n’avais pas senti la voiture s’arrêter, mais, lorsque je regardai par la vitre, je vis que nous nous trouvions devant les grilles de Stonehaven. Une silhouette était assise sur l’herbe, chevilles croisées, adossée au mur de pierre. Clayton.

Le chauffeur plissa les yeux pour s’efforcer de distinguer la maison dans le noir, sans voir davantage la plaque de cuivre portant le nom du propriétaire que l’homme qui attendait tout près de la grille. La lune s’était réfugiée derrière un nuage et les lampadaires du bout de l’allée étaient éteints.

— Je vais descendre ici, lui dis-je.

— Non non. Pas question, mademoiselle. C’est dangereux. Il y a quelque chose, là, dehors.

Je crus qu’il parlait de Clay. L’expression « quelque chose » le décrivait assez bien. Je m’apprêtais à dire que je connaissais malheureusement ce « quelque chose » lorsqu’il poursuivit :

— Il s’est passé des choses affreuses dans ces bois, mademoiselle. Des chiens sauvages, à ce qu’il semble. On a retrouvé une jeune fille de la ville pas très loin d’ici. Massacrée par ces chiens. C’est un copain à moi qui l’a découverte, et il m’a dit… Enfin, que ce n’était pas beau à voir. Restez là, je vais aller ouvrir le portail et vous conduire jusqu’à la maison.

— Des chiens sauvages ? répétai-je, certaine d’avoir mal entendu.

— C’est ça. Mon copain a trouvé des empreintes. Énormes. Un type de l’université a dit qu’elles provenaient toutes d’un seul animal, mais c’est impossible. Il doit s’agir d’une meute. On ne voit pas…

Ses yeux s’égarèrent sur la vitre latérale et il sursauta sur son siège.

— Nom de Dieu !

Clay avait quitté son poste auprès de la grille pour se matérialiser devant ma vitre. Il m’observait, immobile, tandis qu’un sourire éclairait lentement son regard. Il chercha des yeux la poignée de la portière. Le chauffeur mit la voiture en prise.

— Tout va bien, répondis-je à mon grand regret. Je le connais.

La portière s’ouvrit. Clay plongea la tête à l’intérieur.

— Vous sortez ou vous attendez le dégel ? demanda-t-il.

— Pas question qu’elle sorte ici, répondit le chauffeur qui se tortillait pour regarder par-dessus le siège. Si vous êtes assez idiot pour vous balader dans ces bois la nuit, c’est votre problème, mais je ne laisserai pas cette jeune dame parcourir à pied je ne sais quelle distance jusqu’à cette maison. Si vous voulez que je vous dépose, ouvrez-moi le portail et montez. Sinon, fermez ma portière.

Clay se tourna vers le chauffeur comme s’il le remarquait pour la première fois. Sa lèvre se retroussa et il ouvrit la bouche. J’ignorais ce qu’il s’apprêtait à dire, mais certainement pas des gentillesses. Avant qu’il puisse faire une scène, j’ouvris la portière opposée et me glissai dehors. Tandis que le chauffeur baissait sa vitre pour me retenir, je laissai tomber un billet de cinquante dollars sur ses genoux et contournai son taxi par l’arrière. Clay claqua l’autre portière et prit la direction de la maison. Le chauffeur hésita, puis s’empressa de filer, soulevant une pluie de graviers comme pour exprimer une dernière fois le dégoût que lui inspirait notre juvénile insouciance.

Tandis que j’approchais de lui, Clay recula d’un pas pour me regarder. Malgré la froideur de l’air nocturne, il ne portait qu’un jean délavé et un tee-shirt noir, dévoilant ses hanches minces, sa large poitrine et ses biceps tout en reliefs. Depuis dix ans que je le connaissais, il n’avait pas changé. J’espérais toujours remarquer une différence – quelques rides, une cicatrice, tout ce qui pourrait gâter la perfection de son physique de mannequin et le rabaisser au niveau du commun des mortels, mais j’étais toujours déçue.

Tandis que je me dirigeais vers lui, il inclina la tête, sans que ses yeux quittent les miens une seule seconde. Son sourire dévoila des dents blanches.

— Bienvenue à la maison, chérie.

Son accent traînant du Sud profond déformait ses syllabes au point de le faire ressembler à un chanteur de country. Je détestais la country.

— Tu joues les comités d’accueil ? Ou Jeremy s’est enfin décidé à t’enchaîner au portail, à la place qui te revient ?

— Toi aussi, tu m’as manqué.

Il tendit la main vers moi, mais je fis un pas de côté pour rejoindre la route, puis entrepris de remonter les quatre cents mètres de l’allée jusqu’à la maison. Clay me suivit. Un vent nocturne et frais souleva de ma nuque une mèche de cheveux, charriant un nuage de parfums – forte odeur piquante de cèdre, faible senteur des fleurs de pommier, ainsi que l’odeur aguichante d’un repas depuis longtemps dévoré. Chacune détendit mes muscles raidis. Je me secouai pour chasser cette impression et me forçai à garder les yeux sur la route, concentrée à ne rien faire, ne pas parler à Clay, ne sentir aucune odeur, ne regarder ni à gauche, ni à droite. Je n’osais pas demander à Clay ce qui se passait. Ça nécessiterait d’engager la conversation avec lui, ce qui impliquerait que j’aie envie de lui parler. Avec lui, même les ouvertures les plus simples étaient dangereuses. Malgré mon envie d’apprendre la nature du problème, je devrais l’entendre de la bouche de Jeremy.

Quand j’atteignis la maison, je m’arrêtai à la porte et levai les yeux. La maison de pierre ne semblait pas se pencher vers moi mais plutôt en arrière, dans l’expectative. Elle m’adressait un message de bienvenue, mais retenu, comme si elle attendait que je fasse le premier geste. Bien dans la manière de son propriétaire. Je touchai l’une des pierres fraîches et sentis une bouffée de souvenirs bondir à ma rencontre. Je m’y arrachai, ouvris la porte à toute volée, jetai à terre mon nécessaire de voyage et me dirigeai vers le bureau, où je m’attendais à voir Jeremy en train de lire près du feu. Il s’y trouvait toujours quand je rentrais, et, même s’il ne guettait pas mon arrivée au portail comme Clay, il m’attendait néanmoins.

La pièce était vide. Un exemplaire replié du quotidien milanais Corriere délia Sera reposait près du fauteuil de Jeremy. Des piles de revues d’anthropologie et de publications universitaires appartenant à Clay jonchaient bureau et canapé. Le téléphone principal, sur le bureau, semblait intact et branché.

— Je vous ai appelés, dis-je. Pourquoi est-ce qu’il n’y avait personne ?

— On était là, répondit Clay. Enfin, pas loin. Tu aurais dû laisser un message.

— C’est ce que j’ai fait. Il y a deux heures.

— Eh bien, ça explique tout. J’ai passé la journée à t’attendre devant la grille, et tu sais que Jer’ ne vérifie jamais ses messages.

Je ne lui demandai pas comment il avait su que je reviendrais aujourd’hui alors que je n’avais pas laissé de message. Je ne lui demandai pas davantage pourquoi il avait passé sa journée assis devant la grille. Le comportement de Clay était impossible à mesurer selon les critères humains de normalité… Ou quelque critère de normalité que ce soit.

— Alors où est-il ? demandai-je.

— J’en sais rien. Je ne l’ai pas vu depuis qu’il m’a apporté à manger il y a quelques heures. Il a dû sortir.

Je n’eus pas besoin de chercher la voiture de Jeremy dans le garage pour comprendre que Clay ne parlait pas de sortir dans le sens habituel du terme. Les expressions humaines les plus courantes prenaient un tout autre sens à Stonehaven. Sortir voulait dire qu’il était allé courir – et pas dans le sens de « faire du jogging ».

Jeremy croyait-il que j’allais venir jusqu’ici en avion, puis attendre son bon vouloir ? Évidemment. Était-ce une punition pour avoir ignoré ses appels ? Une partie de moi regrettait de ne pouvoir l’en accuser, mais Jeremy n’était jamais mesquin. S’il avait prévu d’aller courir ce soir, il y serait allé, qu’il ait su ou non que je venais. Un pincement de douleur se mêla à ma colère, mais je tentai de m’en défaire. M’attendais-je à ce que Jeremy me guette comme Clay ? Bien sûr que non. Je ne m’y attendais pas et je m’en moquais bien. Vraiment. J’étais agacée, rien de plus. À bon chat bon rat. Jeremy tenait à son intimité lorsqu’il courait. Alors qu’allais-je donc faire ? Envahir cette intimité, bien sûr. Jeremy n’était jamais mesquin, mais moi, je pouvais l’être comme pas deux.

— Sortir ? répétai-je. Alors je n’ai plus qu’à aller le chercher.

Je fis un écart pour contourner Clay et regardai la porte. Il vint se placer devant moi.

— Il ne va plus tarder. Assieds-toi et on va…

Je le contournai pour gagner la porte de derrière, qui était entrouverte. Il me suivit à la trace, à un pas de distance. Je traversai le jardin clos pour rejoindre le chemin qui menait à la forêt. Le sentier de copeaux crissait sous mes pas. Les odeurs de la nuit commençaient à me parvenir : combustion de feuilles, bétail lointain, terre humide, myriade d’odeurs alléchantes. Quelque part, au loin, une souris glapit lorsqu’une chouette l’arracha au sol de la forêt.

Je marchai sans m’arrêter. Au bout de quinze mètres, le chemin rétrécit pour devenir un petit sentier d’herbe piétinée, puis disparut parmi les broussailles. Je m’arrêtai pour renifler l’air. Rien. Ni odeur, ni bruit, ni trace de Jeremy. Je me rendis alors compte que je n’avais entendu aucun son, pas même les pas lourds de Clay derrière moi. Je me retournai et ne vis que des arbres.

— Clayton ! m’écriai-je.

L’instant d’après, j’obtins une réponse sous la forme d’un bruit provenant des buissons au loin. Il était parti avertir Jeremy. Je frappai de la paume le tronc le plus proche. Avais-je vraiment cru qu’il me laisserait si facilement déranger l’intimité de Jeremy ? Si oui, j’avais oublié pas mal de choses lors de l’année écoulée.

Je me frayai un chemin parmi les arbres. De petites branches me cinglaient le visage et des plantes grimpantes s’accrochaient à mes pieds. J’avançais toujours tant bien que mal mais je me sentais énorme, maladroite, et certainement pas la bienvenue ici. Ce sentier n’était pas fait pour les gens. N’ayant aucune chance de distancer Clay de cette façon, je cherchai donc une clairière et me préparai pour la Mutation.

La précipitation la rendit atroce et difficile, si bien que je dus me reposer ensuite, haletante, à même le sol. Quand je me levai, je fermai les yeux et inhalai l’odeur de Stonehaven. Un frisson d’exultation naquit dans mes pattes, remonta le long de mes jambes puis agita mon corps tout entier. Il laissa dans son sillage un indescriptible mélange de calme et d’excitation qui me donnait envie, tout à la fois, de traverser la forêt à toute allure et de m’effondrer en proie à un bien-être sublime. J’étais chez moi. En tant qu’humaine, je pouvais nier que Stonehaven soit mon foyer, ses habitants ma Meute, que les bois soient ici autre chose qu’une parcelle de terre appartenant à quelqu’un d’autre. Mais quand j’étais louve dans cette forêt, tout un chœur s’époumonait sous mon crâne. La forêt m’appartenait. C’était le territoire de la Meute et par conséquent le mien. Je pouvais y courir, y chasser, y jouer sans crainte des ados fêtards, des chasseurs trop zélés, ou des renards et ratons laveurs enragés. Pas de vieux canapés abandonnés pour me bloquer la voie, de boîtes de conserve rouillées sur lesquelles m’écorcher les pattes, de sacs-poubelle empestant l’air que j’inspirais, ni de produits chimiques polluant l’eau que je buvais. Ce n’était pas là une parcelle boisée qu’on s’approprie une heure ou deux. C’étaient deux cents hectares de forêt formant un réseau de chemins familiers, peuplés de cerfs et de lapins, véritable buffet garni pour mon plaisir. Mon plaisir. J’avalai d’immenses goulées d’air. Tout ça était à moi. Je m’élançai hors du fourré vers le sentier usé. À moi. Je me frottai contre un chêne, sentis l’écorce me gratter et arracher des touffes de fourrure morte qui me chatouillaient. À moi. Le sol frémit selon trois basses vibrations – un lapin détalait quelque part sur ma gauche. À moi. Mes jambes brûlaient de courir, de redécouvrir le monde complexe de la forêt. Au plus profond de mon cerveau, une minuscule voix humaine criait : « Non, non, non ! Tout ça n’est pas à toi. Tu y as renoncé. Tu n’en as pas envie ! » Je l’ignorai.

Il ne me manquait qu’une seule chose, une dernière chose qui différenciait ces bois des ravins déserts de Toronto. Alors même que je me faisais cette réflexion, un hurlement transperça la nuit ; non pas un chant nocturne et mélodieux, mais le cri insistant d’un loup solitaire, la voix du sang appelant le sang. Je fermai les yeux et sentis ce bruit me traverser comme une vibration. Puis je jetai la tête en arrière et lui répondis. La petite voix méfiante, dans ma tête, cessa de m’invectiver tandis qu’un sentiment plus proche de l’effroi noyait sa colère. « Non, murmurait-elle. Pas ça. Revendique la forêt. L’air, les sentiers, les arbres, les animaux. Mais ne revendique pas ça. »

Les buissons craquèrent derrière moi et je me retournai pour voir Clay en plein saut. Il me saisit par les pattes avant et me renversa sur le dos, puis se plaça au-dessus de moi et pinça la peau qui pendait au niveau de mon cou. Quand je voulus riposter d’un coup de dent, il esquiva. Perché sur moi, il geignait en m’administrant de petits coups de truffe dans le cou pour me supplier de venir jouer avec lui, me dire combien je lui avais manqué. Je sentais une résistance en moi, mais trop profondément enfouie. J’agrippai sa patte antérieure entre mes mâchoires et le déséquilibrai d’un coup sec. Lorsqu’il tomba, je bondis au-dessus de lui. On culbuta parmi les épaisses broussailles, nous mordillant l’un l’autre, battant l’air de nos pattes, luttant pour prendre le dessus. Alors même qu’il s’apprêtait à me coincer, je me libérai en me tortillant et m’enfuis d’un bond. Nous tournions l’un autour de l’autre. La queue de Clay me fouetta les côtes, qu’elle frôla comme une main caressante. Il s’approcha pour frotter le flanc contre le mien. Lors du tour suivant, il plaça une jambe devant la mienne pour m’arrêter et enfouit le nez contre mon cou. Je sentis son haleine chaude sur ma peau tandis qu’il inhalait mon odeur. Puis il me saisit à la gorge et me renversa, poussant un glapissement de triomphe lorsque je tombai dans le panneau – et tombai tout court. Il ne conserva cette position victorieuse que quelques secondes avant que je le détrône. On lutta encore un moment, puis je me dégageai. Clay recula et se tapit, l’arrière-train surélevé. Sa bouche était ouverte, sa langue pendante, ses oreilles tendues vers l’avant. Je m’accroupis comme pour anticiper son assaut. Lorsqu’il s’élança, je bondis de côté et me mis à courir.

Il se rua à ma suite. On traversa la forêt à toute allure, hectare après hectare. Puis, alors que je mettais le cap vers la façade de la propriété, un coup de feu troubla le calme des bois. Je m’arrêtai en dérapant.

Un coup de feu ? Avais-je vraiment entendu un coup de feu ? Évidemment, j’avais déjà croisé des armes à feu, car fusils et chasseurs étaient un danger auquel s’attendre quand on vagabondait dans des forêts inconnues. Mais je me trouvais à Stonehaven. Ici, j’étais en sécurité.

Un deuxième coup retentit. Mes oreilles pivotèrent. Ces coups de feu provenaient du nord. Il y avait des vergers, loin au nord. Le fermier se servait-il d’un de ces engins imitant le bruit des fusils pour effrayer les oiseaux ? Sans doute. Ou bien quelqu’un chassait dans les champs voisins. La forêt de Stonehaven était clairement délimitée au moyen de barrières et de panneaux. Les gens du coin respectaient ses limites. Depuis toujours. Jeremy bénéficiait auprès d’eux d’une réputation hors pair. Ce n’était peut-être pas le propriétaire le plus sociable qui soit, mais on l’estimait.

Je pris la direction du nord afin de percer ce mystère. J’avais à peine parcouru trois mètres quand Clay bondit devant moi. Il se mit à gronder. Et pas par jeu. Je me demandai si j’avais mal interprété ce qu’il voulait dire. Il gronda de nouveau et je compris que non. Il m’interdisait d’y aller. J’aplatis les oreilles et rugis. Il me bloqua le chemin. Je plissai les yeux et lui lançai un regard noir. De toute évidence, j’étais partie trop longtemps s’il croyait qu’il pouvait me mener à la baguette comme les autres. S’il avait oublié qui j’étais, j’allais lui rafraîchir la mémoire. Je retroussai les babines et lâchai un ultime grondement d’avertissement. Il ne recula pas. Je me jetai sur lui. Il m’atteignit en plein vol et me coupa le souffle. Quand je recouvrai mes esprits, j’étais étendue à terre avec les dents de Clay plantées dans la peau flasque derrière ma tête. Je manquais de pratique.

Il gronda et me secoua rudement tel un chiot espiègle. Au bout de quelques secondes, il recula et se leva. Je me remis sur pied avec toute la dignité dont je fus capable. Avant que je me sois pleinement redressée, Clay m’assena un coup de museau dans le flanc. Je me tournai pour lui lancer un regard indigné. D’un autre coup de museau, il me poussa dans la direction opposée. Je me laissai faire sur près de quatre cents mètres, puis fis une embardée pour tenter de le contourner. Quelques secondes après l’avoir dépassé, je sentis un poids de cent kilos me tomber sur le dos et dérapai dans la poussière. Les dents de Clay se plantèrent dans mon épaule, assez profondément pour faire couler le sang et naître une onde de douleur et de choc qui traversa tout mon corps. Cette fois, il ne me laissa même pas me relever avant de se remettre à me pousser vers la maison, me mordillant les pattes arrière si je faisais mine de ralentir.

Clay me conduisit jusqu’à la clairière où j’avais muté et se transforma lui-même de l’autre côté du fourré. Ma métamorphose fut plus précipitée encore qu’elle ne l’avait été dans l’autre sens. Mais, cette fois, je n’eus pas besoin de me reposer ensuite. La fureur me donnait de l’énergie. Je me rhabillai à gestes brusques, déchirant la manche de ma chemise. Puis je quittai la clairière à grands pas. Clay m’attendait là, bras croisés. Il était nu, bien sûr, ayant abandonné ses habits dans une clairière, un peu plus loin dans la forêt. Il était encore plus parfait nu qu’habillé, rêve de sculpteur grec incarné. Quand je le vis, une vague de chaleur déferla lentement en moi, charriant le souvenir d’autres courses et de leur suite inévitable. Je maudis la trahison de mon corps et m’approchai de lui.

— Mais tu jouais à quoi ? m’écriai-je.

— Moi ? Moi ? Ce n’est pas moi, l’andouille qui courait vers des hommes armés. Mais où tu avais la tête, Elena ?

— Arrête tes conneries. Je ne quitterais pas la propriété et tu le sais très bien. J’étais curieuse, c’est tout. Une heure que je suis revenue et tu es déjà en train de tâter le terrain. De voir jusqu’où tu peux me pousser, dans quelle mesure tu peux contrôler…

— Ces chasseurs étaient sur nos terres, Elena.

Clay parlait à voix basse, les yeux fixés aux miens.

— Oh, mais quel… (Je m’arrêtai pour étudier son visage.) Tu es sérieux, hein ? Des chasseurs ? Sur les terres de Jeremy ? Tu te ramollis avec l’âge ?

Il mordit plus vite à l’hameçon que je ne l’avais espéré. Sa bouche se pinça. Son regard se durcit. La rage y couvait, à quelques degrés de l’explosion. Sa colère n’était pas dirigée contre moi, mais contre ceux qui avaient osé envahir son sanctuaire. Chaque fibre de son corps devait se rebeller contre l’idée de laisser des hommes armés pénétrer dans la propriété. Un seul être pouvait l’empêcher de donner la chasse à ces hommes – Jeremy. Lequel lui avait donc sans doute interdit de s’occuper de ces intrus, défendu non seulement de les tuer, mais aussi d’employer ses célèbres techniques d’intimidation, qui étaient sa méthode habituelle lorsqu’il s’agissait de s’occuper d’intrus humains. Deux générations d’ados du coin en quête de lieux où faire la fête avaient grandi avec la rumeur selon laquelle les bois de Stonehaven étaient hantés. Tant que ces contes parlaient de fantômes et d’apparitions, sans mentionner des loups-garous, Jeremy les autorisait et allait jusqu’à les encourager. Après tout, laisser Clay effrayer les gens du secteur était plus sûr et moins salissant que l’alternative. Alors pourquoi l’en empêchait-il dans le cas présent ? Qu’est-ce qui avait changé ?

— Il devrait être rentré, maintenant, me dit Clay. Va lui parler.

Puis il se détourna et partit rechercher ses habits dans les bois.

 

Tandis que je regagnais la maison, je réfléchissais à ce qu’avait dit le chauffeur de taxi. Des chiens sauvages. Il n’y en avait pas ici. Aucun ne s’aventurait près du territoire des loups-garous. Et les chiens ne passaient pas leur temps à massacrer de jeunes femmes en bonne santé. Les énormes traces canines trouvées près du corps ne pouvaient signifier qu’une chose. Un loup-garou. Mais qui tuerait si près de Stonehaven ? Question si énigmatique en soi qu’il ne pouvait exister aucune réponse. Pour un loup-garou extérieur à la Meute, il serait suicidaire de franchir la frontière de l’État de New York. Les méthodes qu’employait Clay contre les intrus étaient si célèbres qu’aucun n’avait approché de Stonehaven depuis plus de vingt ans. On racontait qu’il avait charcuté doigt par doigt, membre par membre, le dernier loup-garou qui s’y était introduit, en le gardant en vie jusqu’au tout dernier moment, pour lui arracher ensuite la tête. Clay avait alors dix-sept ans.

L’idée que Clay ou Jeremy puissent être responsables de la mort de cette femme était tout aussi ridicule. Jeremy ne tuait jamais. Ce qui ne signifiait pas qu’il ne le pouvait pas ou n’en éprouvait jamais le besoin, simplement il avait compris qu’il valait mieux canaliser son énergie ailleurs, tout comme un général doit renoncer au feu de la bataille afin de se consacrer aux questions de stratégie et de commandement. S’il fallait tuer quelqu’un, Jeremy en chargeait les autres. Et seulement dans des cas extrêmes, qui impliquaient très rarement des humains. Quelle que soit la menace, Jeremy n’ordonnerait jamais la mise à mort d’un humain sur son territoire. Quant à Clay, ses défauts étaient peut-être légion, mais tuer des humains par jeu n’en faisait pas partie. Pour les éliminer, il fallait les toucher, c’est-à-dire s’abaisser à entrer en contact physique avec eux, ce qu’il ne faisait qu’en cas d’absolue nécessité.

 

Quand je rentrai dans la maison, elle était toujours silencieuse. Je retournai dans le bureau, le cœur de Stonehaven. Jeremy ne s’y trouvait pas. Je décidai d’attendre. S’il était dans la maison, il m’entendrait. Pour une fois, il pouvait bien venir vers moi.

Jeremy exerçait sur la Meute une autorité absolue. C’est la loi des loups sauvages, bien qu’elle n’ait pas toujours été celle de la Meute. À certaines époques, l’histoire des Alphas de la Meute avait de quoi faire passer la succession des empereurs romains pour un modèle de civilisation. Un loup-garou de la Meute luttait pour grimper tout en haut du tas, occupait la place d’Alpha quelques mois, parfois même quelques années, puis se faisait assassiner ou exécuter par l’un de ses frères de Meute les plus ambitieux, qui prenait alors le pouvoir jusqu’à connaître sa propre fin – rarement naturelle.

Vers le milieu du XXe siècle, la Meute commençait à décliner. Le monde postindustriel n’était pas tendre pour les loups-garous. L’expansion urbaine engloutissait d’immenses forêts, de vastes espaces. Les habitants de cette société moderne respectaient beaucoup moins que ceux de l’Angleterre féodale l’intimité de leurs riches voisins reclus. Si des loups-garous étaient aperçus, la radio, la télévision, les journaux pouvaient répandre l’information en quelques heures. En raison des nouvelles méthodes de travail de la police, on pouvait très vite établir un lien entre d’étranges meurtres à Tallahassee, attribués à des canidés, et des meurtres semblables à Miami et à Key West. Le monde commença à se resserrer autour de la Meute. Au lieu de se regrouper, les membres se disputaient les derniers vestiges de sécurité, allant jusqu’à voler du territoire à leurs propres frères de Meute.

Jeremy avait changé tout ça.

Bien qu’il n’ait jamais été considéré comme le meilleur combattant de la Meute, il possédait un avantage qui jouait un rôle plus important pour la survie et le succès de la Meute moderne. Jeremy faisait preuve d’un sang-froid absolu. Comme il était capable de maîtriser ses propres instincts et besoins, il pouvait aussi voir les problèmes qu’affrontait la Meute et les régler de manière rationnelle, en prenant des décisions détachées de toute impulsivité. Tandis que les banlieues absorbaient les terres autour des villes, il avait fait reculer la Meute à la campagne. Il lui avait appris à traiter avec les humains, à se trouver tout à la fois dans le monde et en dehors. À présent que les récits concernant les loups-garous circulaient plus vite et plus facilement que jamais, il exerçait son pouvoir non seulement sur la Meute, mais aussi sur les loups-garous extérieurs. Par le passé, ces derniers, surnommés les cabots, étaient considérés comme des citoyens médiocres, indignes de l’attention de la Meute. Sous le règne de Jeremy, ils ne gagnèrent aucun statut, mais la Meute apprit qu’elle ne pouvait plus se permettre de les ignorer. Des ennuis causés au Caire par un cabot pouvaient avoir des répercussions jusqu’à New York. La Meute commença à tenir des dossiers sur les cabots, apprit leurs habitudes, les suivit à la trace. Quand un loup-garou causait des ennuis où que ce soit dans le monde, la Meute prenait des décisions fermes et rapides. Le prix à payer pour avoir menacé sa sécurité pouvait prendre aussi bien la forme de manœuvres d’intimidation ou d’un passage à tabac que d’une exécution. Sous le règne de Jeremy, la Meute était plus forte et stable que jamais, ce que personne ne contestait. Ses membres étaient assez malins pour savoir reconnaître leurs atouts.

Je m’arrachai à ces pensées et me dirigeai vers le bureau, inspectant le nid de papiers qui s’y empilaient. Le titre d’un article annonçait : « Des fouilles ouvrent de nouvelles perspectives sur le phénomène de Chavin ». Au-dessous dépassait un autre article consacré aux anciens cultes du jaguar de Chavin de Huántar. Fascinant, me dis-je en étouffant un bâillement. Même si ça stupéfiait la plupart des gens qui le rencontraient, Clay possédait un cerveau, assez brillant, même, qui lui avait permis d’obtenir un doctorat en anthropologie. Il se spécialisait dans les religions anthropomorphiques. En d’autres termes, il étudiait le symbolisme de l’homme-animal dans les cultures anciennes. Sa réputation reposait sur ses recherches, car il n’aimait pas les interactions directes avec le monde des humains, mais, lorsqu’il jugeait nécessaire de faire une incursion dans le monde universitaire, il jouait brièvement les profs. C’était ainsi que je l’avais rencontré.

J’eus cette fois plus de mal à chasser ces pensées. Je m’éloignai du fouillis de papiers de Clay et m’affalai sur le canapé. Lorsque je regardai autour de moi, je vis que la pièce était telle que je l’avais laissée quatorze mois plus tôt. Je me représentai le bureau tel que dans mes souvenirs, le comparai à ce que je voyais et ne notai pas la moindre différence. Ce qui me surprit beaucoup. Jeremy redécorait si souvent cette pièce, et le plus gros de la maison, qu’on disait en blaguant qu’il suffisait de cligner des yeux pour voir changer le décor. Clay m’avait dit une fois que ces changements étaient liés à de mauvais souvenirs, mais il avait refusé de développer. Peu après que Clay m’avait amenée ici, Jeremy m’avait désignée comme assistante décoratrice. Je me rappelais des nuits entières passées à étudier des catalogues, à déplacer des meubles et à tester des échantillons de couleur. Levant les yeux vers le plafond, près de la cheminée, je vis des traces de colle de papier peint durcie datant d’une séance de tapissage à 4 heures du matin qui avait transformé le bureau en champ de bataille, alors que Jeremy et moi étions trop épuisés pour faire autre chose que nous balancer de la colle.

Je me rappelai avoir regardé ces masses de colle séchée la dernière fois que je m’étais trouvée dans cette pièce. Debout devant la cheminée, Jeremy me tournait le dos. Lorsque je lui appris ce que j’avais fait, je brûlais d’envie de le voir se retourner et me dire que ça n’avait rien de mal. Mais je savais que ce n’était pas vrai. Pas du tout, même. Je mourais quand même d’envie qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, pour me sentir mieux. Comme il n’en avait rien fait, j’étais partie en me promettant de ne jamais revenir. Je levai les yeux vers la colle durcie. Encore une bataille de perdue.

— Alors tu es revenue… enfin.

Cette voix grave me fit sursauter. Jeremy se tenait à l’entrée. Depuis la dernière fois, il s’était laissé pousser une barbe taillée à ras, ce qui se produisait généralement quand il était trop distrait pour se raser mais ne trouvait pas le courage ensuite de remédier aux dégâts. Elle le vieillissait sans lui faire paraître pour autant ses cinquante et un ans. Nous vieillissons lentement. Jeremy pouvait se faire passer pour un homme d’environ trente-cinq ans : ses cheveux à longueur d’épaule, noués derrière la nuque, ajoutaient à cette illusion de jeunesse. Il avait adopté ce style non par souci de mode, mais pour limiter la fréquence des coupes. Les passages chez le coiffeur l’insupportaient, si bien que c’étaient Clay et moi qui lui coupions les cheveux, expérience qu’il n’acceptait de subir que quelques fois par an. Quand il entra dans la pièce, sa frange lui retomba dans les yeux, dissipant l’austérité de son visage. Il la repoussa d’un geste si familier qu’il me serra la gorge.

Il regarda autour de lui.

— Où est Clay ?

Typique. D’abord il me reprochait mon retard. Ensuite il me demandait où était Clay. Un pincement de douleur me traversa, mais je le chassai. Je ne m’attendais pas franchement à ce qu’il m’accueille à grand renfort d’étreintes et de baisers. Ce n’était pas dans sa manière, même si j’aurais apprécié un « Content de te voir » ou un « Comment s’est passé ton vol ? »

— On a entendu des coups de feu dans la forêt, répondis-je. Il a marmonné quelque chose à propos d’une histoire de tombes et il a foutu le camp.

— Ça fait trois jours que j’essaie de te contacter.

— J’étais occupée.

Un tic lui contracta les joues. C’était chez lui l’équivalent d’un débordement émotionnel.

— Quand je te téléphone, rappelle-moi, dit-il d’une voix à la douceur trompeuse. Je ne le ferais pas si ce n’était pas important. Si j’appelle, tu réponds. C’était notre arrangement.

— Exactement, c’était notre arrangement. À l’imparfait. Il a pris fin quand j’ai quitté la Meute.

— Quand tu as quitté la Meute ? Et quand était-ce ? Pardonne-moi si j’ai manqué quelque chose, mais je ne me rappelle pas qu’on ait abordé le sujet, Elena.

— Je croyais que c’était implicite.

Clay entra dans la pièce muni d’un plateau de fromages et de viande froide. Il le posa sur le bureau et nous regarda tour à tour.

Jeremy poursuivit.

— Alors tu ne fais plus partie de la Meute, maintenant ?

— Exactement.

— Donc tu es l’une d’entre eux, un cabot ?

— Bien sûr que non, Jer, dit Clay en s’affalant lourdement près de moi sur le canapé.

Je me rapprochai de la cheminée.

— Alors tu es de quel côté ? demanda Jeremy dont le regard transperçait le mien. Celui de la Meute ou pas ?

— Allez, Jer, insista Clay. Tu sais que ce n’est pas ce qu’elle veut dire.

— Nous avions un accord, Elena. Je ne te contacterais qu’en cas de besoin. Eh bien, j’ai justement besoin de toi mais tu ne fais que bouder et fulminer parce que j’ai eu le culot de te rappeler tes responsabilités.

— Tu as besoin de moi pour quoi ? Pour m’occuper d’un cabot intrus ? C’est le boulot de Clay.

Jeremy fit non de la tête.

— On ne se sert pas d’un boulet de démolition pour exterminer une souris. Clay a ses points forts. La subtilité n’en fait pas partie.

L’intéressé me sourit en haussant les épaules. Je détournai le regard.

— Alors, qu’est-ce qui se passe donc de si important pour que tu aies besoin de moi ? demandai-je.

Jeremy se détourna et se dirigea vers la porte.

— Il se fait tard. J’ai convoqué une assemblée demain. Je te raconterai tout à ce moment-là. J’espère que tu seras d’humeur un peu moins agressive après une bonne nuit de sommeil.

— Holà ! répondis-je en m’avançant pour lui bloquer le chemin. J’ai tout laissé tomber pour venir ici. J’ai manqué le travail, acheté un billet d’avion et débarqué le plus vite possible parce que personne ne répondait à ce putain de téléphone. Je veux savoir pourquoi je suis là, et tout de suite. Si tu passes cette porte, je ne te promets pas que tu me trouveras toujours ici demain matin.

— Qu’il en soit ainsi, dit Jeremy d’une voix assez glaciale pour me faire frissonner. Si tu décides de partir, demande à Clay de te conduire à Syracuse.

— Ouais, c’est ça, répondis-je. Je préférerais encore rejoindre l’aéroport en stop avec le psychopathe du coin.

Clay sourit.

— T’oublies un truc, chérie. C’est moi, le psychopathe du coin.

Je grommelai quelques mots exprimant mon acquiescement le plus sincère. Jeremy ne répondit rien, il se contenta de rester planté là en attendant que je m’écarte. Ce que je fis. Difficile de renoncer aux vieilles habitudes. Puis il quitta la pièce. La minute d’après, la porte de sa chambre se refermait à l’étage.

— Quel fils de pute arrogant, bougonnai-je.

Clay se contenta de hausser les épaules. Il se renfonçait dans son siège tout en m’observant, lèvres recourbées en un sourire pensif qui me fit grincer des dents.

— Qu’est-ce que tu me veux, bordel ? demandai-je.

Son sourire se fit rictus, dévoilant ses dents blanches.

— Toi. Que veux-tu que ce soit d’autre ?

— Où ça ? Juste ici ? Par terre ?

— Nan. Pas comme ça. Pas tout de suite. Je veux seulement ce que j’ai toujours voulu. Toi. Ici. Pour de bon.

J’aurais préféré qu’il s’en tienne à mon interprétation. Il croisa mon regard.

— Je suis content que tu sois rentrée, ma chérie. Tu m’as manqué.

Je faillis trébucher quand je quittai la pièce en courant.

Morsure
titlepage.xhtml
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Armstrong,Kelley[Femmes de l'Autremonde-1]Morsure(2001).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html